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Isabelle Desbarats : Je me suis toujours intéressée aux questions présentant une dimension sociétale. Quand l’affaire Baby Loup a éclaté, après le licenciement en 2008 d’une salariée d’une crèche de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), revenue voilée de son congé parental, j’ai voulu en savoir plus. Le sujet de la religion dans l’entreprise est complexe car il met en jeu des principes et des libertés difficiles à articuler : liberté religieuse, liberté de conscience, principe de non-discrimination, intérêt de l’entreprise, notion d’entreprise "de conviction" ou "de tendance" (des organisations qui ont pour but de défendre une religion, une doctrine ou une éthique dans la conduite de leurs activités, comme les partis politiques, les syndicats ou les ONG).
Au cœur du débat, se trouve la question du champ d’application du principe de laïcité.
Traditionnellement, on admettait que la laïcité ne s’imposait qu’à l’État et à ses agents, dans leurs relations avec les usagers et les Églises. Or, depuis quelques années, on s’est demandé si elle pouvait s’étendre au sein des organisations privées. Lorsqu’on parle de liberté religieuse, il convient de bien distinguer sphère publique, sphère privée et sphère professionnelle.
Dans les entreprises privées, c’est donc le principe de la liberté religieuse qui prime ?
Qu’a changé l’adoption, dans la loi Travail de 2016, du principe de neutralité de l’entreprise ?
La Cour de justice européenne a précisé dans quelles conditions cette règle de neutralité pouvait s’appliquer, à travers deux arrêts du 14 mars 2017.
Selon la loi Travail, la clause de neutralité dans un règlement intérieur se justifie dans la mesure où elle permet l’exercice de droits fondamentaux, comme l’égalité entre hommes et femmes ou la dignité de la personne humaine, ou bien si elle est une condition du bon fonctionnement de l’entreprise. Elle doit donc se justifier par un objectif légitime, c’est-à-dire répondre à l’intérêt économique de l’entreprise, être nécessaire et proportionnée.
La Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) a clarifié ces conditions, après avoir été saisie de deux affaires, l’une française, l’autre belge, qui soulevaient toutes deux la question de savoir si le licenciement d’une salariée, en contact avec la clientèle et refusant d’ôter son voile, était discriminatoire.
Et pour l’affaire belge ?
Les termes du litige étaient différents, puisque l’entreprise était dotée d’un règlement intérieur prévoyant l’interdiction, sur le lieu de travail, du port de tout signe visible témoignant de convictions politiques, philosophiques ou religieuses.
La CJUE a estimé cette fois-ci qu'une telle clause de neutralité était valable, sous réserve d’être justifiée par un objectif légitime (par exemple, la poursuite d’une politique de neutralité à l’égard de la clientèle), et à la condition que les moyens employés soient appropriés et nécessaires, le respect de ces conditions devant être vérifié par le juge national.
Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 novembre 2017 estime qu’une entreprise peut interdire, le port de signes religieux à ses salariés, à plusieurs conditions…
Cet arrêt a tiré les conséquences en droit français des deux arrêts rendus en mars 2017 par la Cour de justice européenne. Une entreprise peut prévoir dans son règlement intérieur une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause, générale et indifférenciée (le voile islamique ne pouvant être le seul visé), n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
Cette disposition a permis de clarifier le champ d’application du principe de laïcité…
L’État est laïque et a-confessionnel, au nom de la protection de la liberté religieuse et de conscience des usagers. Ce principe de laïcité ne s’applique donc pas aux salariés des entreprises privées sauf s’il s’agit d’un organisme de droit privé qui poursuit une mission de service public, à l’instar d’une Caisse primaire d’assurance maladie.
Dans la loi Travail, le terme de "neutralité" de l’entreprise a sans doute été choisi pour éviter de semer la confusion avec la notion de laïcité liée au service public. Pour l’heure, la mise en œuvre de ce nouveau principe n’a pas suscité de contentieux à ma connaissance.
Mais, au final, n’a-t-on pas changé de logique en matière de liberté religieuse au travail ?
Le débat s’est déplacé. Ce sont désormais la liberté religieuse et la liberté d’entreprendre qui seront mises en balance. Ces questions vont nécessiter un pilotage fin de la part des entreprises, sur lesquelles pèse "l’épée de Damoclès" de l’interdiction des discriminations, comme l’a montré l’affaire Feryn de 2008.
Professeur des universités, spécialiste en droit du travail, chercheuse au Centre de Droit des Affaires (CDA), Isabelle Desbarats dirige le Master 2 Droit et Sciences du travail européen.
« Entre laïcité et neutralité : quelles frontières en droit du travail », revue Droit des Religions, 2017.
« Les services publics face aux religions. À propos du refus de jurer d’un agent de la RATP », revue Droit du travail, 2017.
« De la neutralité des lieux de travail », revue Droit du travail, 2015.
« Affaire Baby Loup : l’orthodoxie en guise d’épilogue », La Semaine juridique, 2014.
« Affaire Baby Loup : laïcité fragilisée ou liberté religieuse renforcée ? », La Semaine juridique, 2013.